Analyses & Studies
Brexit, "Groundhog Day": an "off-the beaten" sight on Brexit
24 mois de « plus ça change, plus c’est la même chose », ou la paralysie catatonique du Parlement.
Ma dernière contribution avant la trêve estivale, un peu plus de 2 ans après le référendum du 23 juin 2016.
Pourquoi « Groundhog Day » ? On se souviendra de ce film américain (1993) dans lequel le journaliste joué par le comédien Bill Murray se réveille chaque matin et revit les dernières 24h, passant la journée à chercher à échapper à ce cercle vicieux, pour se réveiller à nouveau le lendemain et revivre la même journée, cauchemar semble-t-il sans issue. Le Brexit donne exactement la même impression – 24 mois de « plus ça change, plus c’est la même chose ».
Nous assistons en ce moment aux convulsions d’un gouvernement qui persiste à négocier avec lui-même plutôt qu’avec Bruxelles – David Davis, Ministre responsable de la sortie de l’Union Européenne, a passé juste 4 heures avec Michel Barnier depuis le 1er janvier 2018. Nous entendons les menaces de révolution de palais des ultra-Brexiters si Theresa MAY ne leur livre par un Brexit conforme à la ‘volonté du peuple’ exprimée le 23 juin 2016. Nous anticipons le séminaire gouvernemental du 6 juillet 2018 – en forme de ‘last chance saloon’ – pour décider de la position finale de négociation du gouvernement sur l’union douanière, mais on a déjà dit cela tellement de fois… Nous attendons avec un mélange d’espoir et de résignation le débat au Parlement dans la semaine du 16 juillet 2018 sur la « Trade Bill », projet de loi sur les futures relations commerciales avec l’UE – une nouvelle opportunité pour les députés de placer l’intérêt du pays au-dessus de la fidélité au parti, en essayant de maintenir le UK le plus proche possible de l’EU, soit voter pour un soft Brexit, anathème pour les partisans d’un hard Brexit.
Pour ce quelle valent, et pendant une coupe du Monde de Football autrement plus excitante, mes réflexions en 10 points sur une année Brexit en forme de « Groundhog Day »
1 Capitulation du rebelle en chef, notre ami Dominic GRIEVE QC MP – Le 20 juin 2018, la Chambre des Communes a finalement rejeté l’amendement à la Loi de Retrait du Royaume-Uni de l’Union Européenne, amendement qui aurait donné au Parlement un droit de regard sur les termes de l’accord conclu par l’Exécutif avec Bruxelles. Ce vote a été la culmination d’un bras de fer sans précédent entre le gouvernement, qui défend la prérogative de l’Exécutif de négocier un accord avec l’UE sans avoir à le soumettre au Parlement (et se réserve la possibilité de revenir sans accord – « No deal is better than a bad deal », dixit Theresa MAY) et les députés qui veulent jouer leur rôle de pouvoir demander au gouvernement de revoir sa copie si l’accord n’est pas satisfaisant, dans l’intérêt supérieur du pays. Le député conservateur Dominic GRIEVE, Queen’s Counsel (ou QC), l’élite des avocats plaidants, ancien Attorney General de David Cameron, viscéralement pro-européen et maintenant ardent défenseur d’un Brexit modéré, avait rédigé un amendement au projet de loi dans le sens d’un droit de regard du Parlement sur l’accord UK-UE. Ce texte avait rallié suffisamment de rebelles Conservateurs pour défaire le gouvernement avec les votes de l’opposition. Après des tractations sans fin, des promesses (non-tenues) de concessions de Theresa MAY en personne, une campagne de presse au vitriol ¹ , des menaces de ses propres collègues du Parti Conservateur, Dominic GRIEVE, sous la pression sans relâche du parti, a fini par voter à la dernière minute avec le gouvernement, contre son propre amendement et à la consternation de la poignée de rebelles qui défient encore l’Exécutif. On y perdrait son latin, ou plutôt son anglais, comme a tenté de le démontrer le greffier de la Chambre des Lords, lorsque la loi est passée en ‘deuxième deuxième lecture’ devant la Haute Chambre, le 20 juin 2018, à 19h30 :
« The Commons agree to certain amendments made by the Lords in lieu of amendments made by the Lords to the European (Withdrawal) Bill to which they disagreed.
They agree to the amendments made by the Lords to their amendment made in lieu of an amendment made by the Lords, to which they disagreed.
And they agree to the amendments made by the Lords to their amendments made in lieu of the amendment made by the Lords to which they disagreed, with amendments, to which they desire the agreement of the Lords ».
En bref, c’est incompréhensible, ce qui illustre bien à sa manière la paralysie catatonique du Parlement.
2 Dominic GRIEVE – « Je suis député, je ne peux rien faire ! » – Dans des déclarations récentes, l‘ancien Attorney General de David Cameron exprimait son impuissance devant une situation inédite :
« C’est très compliqué de se retrouver dans le même parti que des gens avec qui on travaille depuis 25 ans, mais qui sont de l’autre côté de l’argument [sur le Brexit] »
« Le monde des affaires est aux abonnés absents »
« Les députés prient pour que quelque chose arrive, n’importe quoi, qui leur évite d’avoir à prendre une décision très difficile »
Il semblerait que le monde des affaires l’ait entendu – voir les déclarations d’Airbus et BMW, entre autres, sur le spectre d’un hard Brexit, avec le possible retour des contrôles et droits de douane et des frontières ‘dures’, synonyme de rupture de chaine de distributions paneuropéennes, ajustées à la minute près.
Qu’un homme politique aussi honorable, aussi intelligent, aussi digne que Dominic GRIEVE (un autre « meilleur d’entre nous »), puisse exprimer un tel sentiment d’impuissance, combiné avec sa capitulation devant l’Exécutif, laisse inquiet quant à la capacité du « plus vieux Parlement du monde » à jouer pleinement son rôle en cette période critique dans l’histoire du pays.
3 Le cynisme des Brexiteers ne connait pas de limites – Appelons Michel AUDIARD à la rescousse : « Les cons ça ose tout, c’est même à ça qu’on les reconnaît »
- Nigel LAWSON, ou « après moi le déluge » – L’ancien Ministre des Finances de Margaret THATCHER, président de Vote Leave, l’organisation qui a fait campagne en faveur du Brexit, admoneste Philip HAMMOND, son successeur aux finances, parce qu’il ose souligner le coût réel du Brexit – Monsieur LAWSON vit en France à l’abri des retombées du Brexit et y demande un permis de résident.
- Jacob REES-MOGG – Somerset Capital Management, firme de gestion d’actifs co-fondé par le député conservateur, ardent zélote défenseur du Brexit, ouvre un bureau à Dublin en prévision des retombées négatives d’un hard Brexit.
- Jeremy HUNT, Ministre de la Santé, rabroue Airbus pour oser alerter des dangers d’un hard Brexit sur sa chaîne de production européenne intégrée.
- Que dire sur la vision unique du Ministre des Affaires Etrangères de Sa Très Gracieuse Majesté sur le monde de l’entreprise – voir ci-dessous en paragraphe 6 – je laisse la parole à Robert SHRIMSLEY, Financial Times, qui décrit ainsi l’attitude de Boris JOHNSON : « nihilisme stratégique d’un enfant gâté » !
4 Les britanniques n’ont jamais eu le même rapport politique, géographique, historique, philosophique et émotionnel au concept européen que les pays fondateurs. Ils ont une relation transactionnelle avec l’Union.
5 Le Royaume-Uni
- pourrait mettre une décennie à sortir de l’Union Européenne ;
- passera peut-être une décennie dehors – seul moyen de réaliser tangiblement qu’être seul quand on est une petite ile ventée et pluvieuse dans le nord-est de l’Atlantique dans le premier quart du XXIème siècle est loin d’être idéal ;
- et une troisième décennie pour négocier sa réadmission.
6 Les Tories font tout pour mériter leur surnom de « Nasty Party » – L’expression est de Theresa MAY elle-même, lorsque les Conservateurs étaient dans l’opposition et qu’elle appelait ses collègues à se rendre plus éligibles…. Le parti, ‘infecté’ par le cancer anti-européen depuis plus de 30 ans, a laissé le Brexit se métastaser dans le pays. On est passé en très peu de temps :
- du Zénith – les Jeux Olympiques de Londres en 2012, une nation dynamique, multiculturelle, multi-ethnique, bien dans sa peau et ouverte au monde ;
- au Nadir – on a l’embarras du choix, mais je placerais ex-aequo :
– la capitulation du « plus vieux Parlement au monde » dans un bras de fer avec l’Exécutif, auto-proclamé expression de la « voix du peuple » ;
– le Ministre des Affaires Etrangères qui dit aux milieux d’affaires qui expliquent l’impact potentiellement négatif du Brexit : « Fuck business » (sic).
Force est de constater que les Tories sont aussi une formidable machine à gagner le pouvoir et à le conserver, semblerait-il à tout prix. C’est à ma connaissance le seul parti conservateur d’un grand pays démocratique à qui les sondages donnent encore plus de 40% des intentions de vote, au coude à coude avec l’opposition, après plus de 8 ans au pouvoir et malgré tout ce qui se passe.
7 Une crise politique n’est pas à exclure. Theresa MAY ne survit que parce qu’elle est utile et que personne ne veut d’un poste trop exposé (pour l’instant) – elle est une sorte de ‘paratonnerre politique’. On évoque le printemps 2019, après la sortie officielle de l’Union Européenne le 30 mars 2019, mais les prochains mois sont semés d’embûches potentiellement fatales – certains prédisent qu’elle ne survivra pas les 2 prochaines semaines.
8 Le mot juste du Premier Ministre Luxembourgeois, résumant parfaitement la position britannique dans un tweet de 18 mots – « They were in with a load of opt-outs. Now they are out and want a load of opt-ins ». Toute l’histoire ‘exceptionaliste’ du Royaume-Uni avec l’Union Européenne est ainsi résumée. Les britanniques sous-estiment dangereusement le niveau d’exaspération des négociateurs de Bruxelles. Cet apparent déni de réalité d’une partie du pays, une sorte de « même pas peur » force (presque) le respect.
9 Le Brexit pourrait-il paradoxalement amener à une réunification accélérée de l’Irlande – le Taoiseach Leo VARADKAR sera-t-il le Nelson MANDELA irlandais ? La réunification de l’ile d’Irlande est inéluctable et va dans le sens de l’histoire, mais le premier ministre pourrait accélérer cette histoire. Il fait un travail de fonds discret mais remarquable avec la communauté protestante d’Ulster, visitant régulièrement les petites villes farouchement loyalistes de l’autre côté de la frontière et dialoguant avec l’ennemi d’hier.
10 Le drame du Brexit, bande passante saturée – En absorbant toute l’énergie, physique et émotionnelle, et les budgets, Brexit risque fort de phagocyter tous les grands chantiers qui menacent la prospérité et la cohésion de ce pays :
- Défense
- Education
- Santé
- Fracture sociale
- Infrastructures
- Logement
- Terrorisme / communautarisme
Cette période troublée me fait dire avec George ORWELL : « During times of universal deceit, telling the truth becomes a revolutionary act ».
Le mot de la fin appartient cependant au Général de GAULLE : « Comme un homme politique ne croit jamais ce qu’il dit, il est étonné quand il est cru sur parole »
Conclusion – Et les entreprises dans tout cela ?
Un sondage récent (avril-mai 2018) auprès d’un échantillon de 99 décideurs de la communauté française au UK ² – dont bon nombre sont des lecteurs de ce blog (merci !) – montrait que 40% des entreprises interrogées n’avait pas encore pris de mesures pour s’adapter au Brexit – signe du manque total de clarté qui persiste sur la nature des relations futures UK-UE : comment s’ajuster quand on ne sait pas à quoi s’ajuster ?
Mais les évènements évoluent vite dans le Brexitland : les exemples d’entreprises qui prennent des mesures préventives s’accumulent. Au-delà des avertissements d’Airbus et BMW il y a quelques jours sur les conséquences désastreuses d’un hard Brexit sur leurs opérations au UK, il est clair que certains prennent déjà des mesures – ici un groupe britannique qui convertit des succursales européennes en filiales pour conserver une présence juridique au sein de l’UE ; là l’ouverture d’une nouvelle exploitation en Allemagne pour mitiger les effets du Brexit. Si les transferts d’équipes vers les capitales du continent sont loin de l’hémorragie, il est évident que les groupes des secteurs bancaires, financiers et de l’assurance, qui savent qu’ils ne bénéficieront plus du passeport européen pour commercialiser leurs produits à travers l’UE depuis Londres, ont été les premiers à prendre les devants. Les industriels attendent avec moins en moins de patience que le régime des relations K-UE soit enfin connu.
Il reste que Londres et le UK ne vont pas perdre leur attractivité du jour au lendemain : le pays reste la 6eme puissance économique mondiale ³, au coude à coude avec la France, un pays solvable de plus de 65m d’habitants, avec une politique publique dont l’ADN est pro-business, et notre activité de conseil aux groupes étrangers qui investissent ici est toujours soutenue, mais le pays est englué dans un magma politique sans précédent.
Bon été !
Olivier MOREL
5 juillet 2018
¹ Dominic Grieve a fréquenté le Lycée Français Charles de Gaulle de Londres, sa mère était à moitié française et l’ambassadeur de France lui a récemment décerné la Légion d’Honneur : pour une certaine presse populaire, il est un agent étranger (français de surcroit, l’ennemi héréditaire !) qui veut saboter Brexit
² https://www.cripps.co.uk/blog/brexit/
³ Classement FMI 2017